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Les collectors : la hantise du libraire

Le mot du libraire manga

 

Un collector c'est beau, c'est précieux, c'est rare, c'est un objet de collection, c'est aussi coûteux, une aventure pour s'en procurer, une source de nervosité pour les deux parties : l'acheteur et le libraire.

Du côté du libraire, gérer un collector, c'est gérer une part pécunière conséquente, car un collector n'est pas au même prix qu'une version classique ; gérer un collector, c'est accepter de mettre en place un dispositif  pour s'assurer de la bonne répartition des collectors, ou de choisir de ne pas le faire ; gérer un collector, c'est prendre un risque considérable sur la trésorerie en acceptant les conditions d'achats. Personnellement, je fais partie de l'équipe qui dit ne plus vouloir de collectors. Editeurs, arrêtez de nous envahir !

L'effet One Piece

Le collector a toujours eu la côte. Il n'empêche qu'avec la sortie des tomes 98, 99 et 100 collectors de One Piece, l'engouement du collector s'est exacerbé. Les collectors n'étaient pas aussi recherchés avant One Piece. En rayon, il me restait toujours pas mal d'exemplaires : tome 41 collectors de Seven Deadly Sins, collectors de l'Atelier des Sorciers, collector de Bakemonogatari, collector de L'attaque des titans (avant le 33). La folie du collector est depuis One Piece 98 devenue une chasse, et pas pour la collection mais pour la revente. Oh le vilain mot. J'ai osé.

La revente sur Internet sur des sites spécialisés ou des applications de ventes à l'image de Vinted, est devenue monnaie courante pour les chasseurs/chasseuses de collectors. J'ai eu affaire à une jeune femme, une vingtaine d'année, qui m'a demandé si j'avais encore un collector de One Piece 100 en janvier, suite à l'envoi surprise d'exemplaires dans des librairies. Elle désirait savoir s'il était plus intéressant d'en acheter un sur Vinted à 100€ aujourd'hui ou si une inflation était à prévoir. J'ai répondu tout naturellement qu'il était possible de trouver un exemplaire à moins de 100€ sur internet, et qu'il était tout à fait aussi possible d'en trouver à des prix similaires à un loyer, voire une paie. Là, ses yeux se sont enflammés et, curieuse, elle désire savoir si des gens seraient prêts à mettre autant d'argent dans un collector. Je l'ai calmé en lui signalant que les prix du One Piece varient et qu'il est possible d'en trouver à des prix plus que "raisonnables", et que cela allait de même avec d'autres collectors. Son intérêt grandissant, elle s'attaqua à ces fameux autres collectors. Je débutais une liste en constatant, méfiante, qu'elle ne connaissait aucune des séries que je lui listais. Dorénavant sur la défensive, elle me demanda de lui orthographier "Jujutsu Kaisen" et des panneaux s'allumèrent dans mon cerveau. Culottée la petite, pensai-je. J'ai tenté le tout pour le tout devant sa ferveur en lui demandant si sa recherche était liée à de la revente. J'ignore encore aujourd'hui si elle était trop passionnée par ce que je lui dévoilais ou si elle manquait de jugeote, mais elle répondit aussitôt par un "Oui" enthousiaste. Forcément, je me suis maudite et me suis haï. Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Naïve ? Pourquoi avoir donné autant de temps à cette personne ? Quoi qu'il en soit, j'ai immédiatement cessé tout échange avec elle et suis retournée à ma mise en place.

Mon parti-pris

Je fais partie de ces libraires qui estiment que leur devoir est aussi d'assurer une répartition équitable, dans la mesure du possible. Pour se faire, je mets en place des réservations (sous réserve d'avoir mes quantités) en limitant à un exemplaire/personne. Ce système fonctionne très bien, mes clients sont heureux et soulagés de savoir qu'ils n'auront pas à batailler pour avoir leur collectors. Il arrive également que des exemplaires réservés ne soient pas récupérés et réclamés, et cela permet de faire de bonnes surprises à des clients qui débutent la série. Ainsi, j'ai pu égailler la journée d'un enfant qui allait acheter le One Piece 98 standard. Maintenant, les clients qui lisent ces lignes savent qu'ils peuvent oser demander un collector ! Forcément, je serai méfiante mais qui ne tente rien n'a rien.

Un produit rare

Je conçois qu'un collector se doit d'être limité et précieux, rare et épuisé à parution. À savoir, lecteur/lectrice, qu'un collector est automatiquement épuisé à parution. Qu'est-ce que ces trois mots veulent dire ? Un titre épuisé (non disponible à la vente) est un livre qui n'est plus édité (imprimé, disponible à la vente) et qui par un effet de causalité, ne peut être commandé. Un livre épuisé peut l'être en raison du peu de vente réalisée dessus (pas ou peu de public), de sa rareté (collector en l'occurrence) ou encore de sa situation (considérée comme obsolète, il nécessite une mise à jour et devra faire l'objet d'une nouvelle demande d'ISBN). J'en oublie certainement, je ne suis pas éditrice de métier après tout. En ce qui concerne la partie "à parution", désigne la date de sortie de l'ouvrage. CQFD : un livre épuisé à parution est un livre qui ne peut pas être (re)commandé et ce dès sa sortie en librairie. C'est le cas des collectors.

Les collectors font l'objet d'une étude minutieuse de la part des éditeurs japonais. Contrôlent-ils la quantité imprimée ? La qualité du produit ? Sûrement. Pour le collector 33 de L'attaque des titans, la demande des fans français a été tellement forte et la déception si immense qu'une réimpression a été effectuée par Pika quelques cinq mois plus tard. En cause ? la création des goodies, fabriqués au Japon. Pourtant, L'attaque des titans 33 collector est bel et bien le seul et unique collector a avoir bénéficié d'une réimpression. Un collector doit rester limité, rare, et ne peut être comparé à un livre lambda.

La gestion d'un collector

Une chose que les clients ignorent : les conditions d'achats d'un collector. Il y a deux salles deux ambiances : avec et sans restrictions. Ces dernières font immédiatement grincer des dents : pour un collector, il faut acheter (le libraire pour son rayon) deux classiques. CQFD : pour un One Piece collector 100, je dois prendre obligatoirement 2 exemplaires de l'édition classique, pérenne. Tout cela en ayant conscience qu'il y aura des retours massifs. Pourtant, il faut bien contenter la clientèle, il faut bien faire du chiffre. Evidemment, soit on a les moyens de s'en accomoder, soit on ne les a pas. L'aventure de s'arrête pas là car il arrive qu'il y ait de la "coupure à l'office". Encore des mots issus du jargon de libraire ? Voici ce qu'il faut comprendre : quand il y a trop de commandes de la part des libraires, le fournisseur dans ses entrepôts où sont stockés les livres, doit faire face à plus de demandes qu'il n'y a de livres imprimés et doit, de ce fait, "couper" les quantités. Diviser pour mieux règner. L'exemple typique est le Jojolion 23. Jojolion 23 collector (qui en plus fut un ajout au programme) a été vilainement coupé à l'office (à sa sortie. Office désignant les nouveautés). J'en avais demandé une quinzaine, je n'en ai eu aucun. Les raisons ? Une mauvaise répartie du fournisseur. Mais cela, personne n'aurait pu le prévoir.

Travailler un collector, c'est courir le risque de ne pas avoir sa quantité à l'office. De ce fait, je préviens mes clients qu'il s'agit toujours d'une réservation sous réserve d'avoir ma quantité. En aucun cas je n'assure qu'ils auront leur collector. C'est bien la raison pour laquelle plusieurs clients réservent dans plusieurs points de vente et délaissent les exemplaires. Une autre raison qui fait que je n'exige aucun règlement à l'avance.

Et mon état, avec ça ?

Une gestion d'un collector est, au moment de sa sortie, une affaire de zen-attitude. Munie de ma feuille de réservations, je vérifie si, de une, ma quantité globale est arrivée (pas de coupure) puis j'inspecte mes réservations. Sont-elles toutes présentes ? Dois-je extraire du fonds pour fournir mes clients ? Dois-je pleurer de devoir choisir qui n'aura pas son exemplaire ? Ce fut le cas pour L'attaque des titans tome 33 et tome 34 où j'ai dû faire des choix et supprimer les derniers clients. Premiers arrivés, premiers servis comme on dit. Fort heureusement, tous mes clients ont pu être servis par la suite (réservations non récupérées). J'ai fait au mieux mais en devant faire des choix qui ne me plaisaient guère. Notez que nous ne faisons pas cela par plaisir, ni que cela nous réjouit : si je le pouvais, j'en prendrais plein ! Mais la trésorerie doit suivre, survivre.

L'exemple du One Piece 100 collector qui bénéficia en plus d'une superbe promotion sur les chaînes télévisées, est le plus pertinent pour faire comprendre que les collectors doivent cesser. Cent personnes pour un collector, qui attendent depuis une heure devant le magasin ? Compter le nombre d'exemplaires restant ? Désigner une personne et annoncer qu'elle aura le dernier exemplaire ? Proclamer haut et fort aux personnes suivantes "Je suis désolée mais à partir d'ici nous n'avons plus de collector. Vous pouvez partir" ? Gérer la file, l'attente, les groupes de jeunes qui ont réservé, viennent pour récupérer leur dû et les autres qui veulent tout de suite leur exemplaire non réservé ? "Je n'ai pas le temps.", "Ca vient quand ?", "Je suis pressé". Forcément, il y aura des déceptions et des clients mécontents pour nous faire des remarques désobligeantes alors même que nous n'y sommes pour rien. Nous faisons de notre mieux, cela n'est parfois pas suffisant, mais comment le vit un libraire seul qui n'a pas les moyens financier d'employer une aide en CDI ou CDD ? Auparavant, ces moments étaient sporadiques, aujourd'hui ils ne le sont plus. Les annonces de collector fleurissent tous les mois et les commentaires, souvent négatifs en raison de nombreuses déceptions, y vont de bon train.

Editeur, pensez à nous les libraires : arrêtez les collectors. Il s'agit d'une aubaine pour les clients de détenir des goodies japonais, des éléments qui ne seront pas vendus en-dehors du collector (oui, vous payez vos goodies), mais pour les professionnels, il y a une gestion importante qui demande beaucoup de temps et, personnellement, je n'attends pas le jour de la sortie d'un collector avec impatience, je suis plutôt angoissée à l'idée qu'il y ait un pépin et que je doive me réorganiser et réparer les pots cassés.

Date de dernière mise à jour : 25/02/2022