Le Dieu oiseau

Le Dieu oiseau - Aurélie WELLENSTEIN

Le Dieu Oiseau - Aurélie Wellenstein - Babelio

Attention, cet article est riche en révélations et en descriptions pouvant heurter la sensibilité du jeune lecteur.

Ce fut après avoir écouté ma collègue conseiller Le roi des fauves (toujours par Aurélie Wellenstein) que j'ai commencé à entrer dans l'univers de cette autrice. Publié en grand format aux éditions Scrinéo (publications pour la jeunesse, les adolescents, les jeunes adultes et adultes dans une moindre mesure {un titre}), j'ai été surprise de le trouver sur les étagères en Young Adult. Il faut souligner l'aspect très psychologique de ce titre qui consume comme Faolan, le personnage principal, et qui fait perdre nos repères et, enfin, il faut le préciser : la violence (gratuite) des actes.

Le Dieu oiseau nous plonge dans une île au bord de la désolation, sur le point de mourir : les hommes et les femmes y sont pauvres, les enfants ont du mal à y survivre et l'espoir n'est illusoire que tous les dix ans, au moment de la Quête de l'oeuf d'or. Cette Quête est organisée toutes les décennies et offre au gagnant l'opportunité de diriger l'île durant cette même période sous les couleurs de son clan. Au commencement de l'histoire, le clan du Bras de fer dirige l'île depuis vingt ans. Point essentiel qui peut blesser la sensibilité des jeunes lecteurs : une fois la Quête achevée, le clan du vainqueur se targue d'un "banquet" qui est loin d'être celui que nous connaissons par Platon : cannibalisme, viols, meurtres, tortures, tout y est autorisé et le sang doit être versé en l'honneur du Dieu-oiseau qui réclame cette offrande. Il n'y a rien de beau, l'espoir n'existe plus, la violence du banquet provoque traumatisme et les survivants réclament vengeance.

C'est le cas de Faolan que nous suivons tout du long de l'histoire, tout le long de sa quête. Faolan n'avait que onze ans lorsque le clan du Bras de fer remporta pour la seconde fois d'affilé la Quête. Le banquet est resté gravé dans son esprit et a été le point de départ de sa perdition : après avoir vu mourir son père, empalé vivant puis dégusté sur une broche, après avoir vu son corps déchiqueté et offert aux membres du clan Bras de fer, Faolan vit sa mère et sa petite soeur disparaître après maintes attrocités. Ce jour-là, Faolan disparu, n'exista plus. Il survécu au banquet par le seul caprice de Torok, le fils du vainqueur, fasciné par les yeux bleus de Faolan -les yeux des étrangers qui se sont mêlés aux habitants il y a des siècles, seul vestige de leur passage. Dès cet instant, Faolan est devenu l'esclave de Torok et n'a cessé de rêver du jour où il pourrait enfin se venger.

La particularité qui doit être soulignée est le réalisme des descriptions. Aurélie Wellenstein a cette capacité à nous procurer un dégoût, un malaise en lisant les actes du banquet, en lisant les actes de Torok, ceux de Faolan. La lecture devient dérangeante, presque un calvaire et je pense que c'est tout à fait ce que cherche l'autrice. En déchainant ces sentiments, elle nous place au même niveau que Faolan. L'odeur de la chair humaine rôtie, les cris de la foule déchaînée, enhardie par le banquet ; le bruit des os qui craquent dans le corps, le bruit de la mastication d'un coeur, le goût du sang dans la bouche, l'écoeurement à avaler un membre palpitant avec son goût, sa texture ; tout est là pour que nous ne soyons plus spectateur mais acteur des faits, de l'histoire. Le réalisme est déconcertant et nous force parfois à arrêter la lecture, à relire pour "être sûr d'avoir bien lu", dans un état second.

Attention, à partir d'ici, l'article est lourd en révélations.

Le Dieu-oiseau est l'histoire de la vengeance de Faolan contre son persécuteur, son tortionnaire. Le lien qu'il a tissé avec Torok durant dix ans n'est pas facile à oublier (un léger syndrôme de Stockholm pointe à l'horizon) : en plus de l'avoir dans la peau (littéralement, par le biais d'un tatouage fait par Torok), Faolan, après avoir dévoré le coeur de Torok, aura des hallucinations : même après la mort de son maître, celui-ci continuera à le hanter. C'est cette fantaisie que j'ai bien aimé et qui m'a donné envie de le lire. Ce détail, posé par ma collègue, m'a tout de suite enchanté. Néanmoins, il ne fait pas tout. J'ai été déçue au fil de ma lecture car je ne m'attendais pas à ce que ce soit aussi fantastique. Des éléments m'ont paru sortir de n'importe où, comme si Aurélie Wellenstein voulait en finir au plus vite avec son histoire, comme si elle baclait tout ce qu'elle avait construit. Pourtant, en finissant l'ouvage, ce ne fut qu'une impression.

À la fin, le discours des morts, des perdus, fait écho à tout ce qu'a traversé Faolan. Sur l'île, il fut question d'un calamar géant, armé jusqu'aux dents, dissimulé dans une grotte ; il fut question de jaguars invisibles. C'est là que j'ai commencé à avoir des doutes : des doutes sur la qualité du livre. Avec Le roi des fauves, l'univers des berserkers était équilibré, il n'y avait pas trop d'éléments fantastiques pour déséquilibrer la cohérence de l'univers ; ici, le calamar ne passait pas. "Qu'est-ce qui s'est passé ?", c'était ma question. Comment expliquer cet élément grotesque ? Les jaguars passaient, mais pas ce calamar. Pourtant, la fin éclaire ces éléments : pour survivre aux atrocités du banquet, pour ne pas mourir face aux taitements infligés par Torok durant ses dix ans d'esclavage, Faolan s'est enfermé sur lui-même. Les instants où il ferme les portes, plonge de plus en plus profondément en lui-même pour ne plus ressentir de douleur, d'émotion et de sentiment, sont nombreux. Faolan s'interdit de ressentir quoique ce soit pour suvivre mais, cette intention a orchestré sa perdition. Il est question d'un mur, à un moment. D'un mur infranchissble. Pourtant, à l'avant-dernier chapitre, il nous est révélé que ce mur a été franchi depuis bien longtemps et qu'ainsi, Faolan s'est créé un monstre : sans émotion, sans sentiment, vide de culpabilité, un monstre à l'image de Torok, des vainqueurs, des puissants. Car seuls les puissants survivent et, dans un monde de douleur, d'injustice et de violence, les faibles n'ont pas les qualifications pour être des héros. C'est tout naturellement, et loin de sa conscience, que Faolan a été le seul maître de son anéantissement.

Le Dieu-oiseau qu'il voit et entend après avoir saisi l'oeuf est l'expression-même de cette autre personnalité qu'il a construit en s'effondrant sur lui-même et qu'il a dissimulé des années durant derrière ce mur infranchissable. La bête n'est sortie que lorsqu'il a a si ardemment espéré soit entre ses mains. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il a si cruellement jeté Izel de la falaise et délaissé Aracela, sans même y penser, une fois l'oeuf -ou le coeur- trouvé. Son lui intérieur s'est effondré, a laissé le monstre, la bête, s'échapper. Dans un monde de violence, il faut de la violence pour survivre. L'espoir n'existe que tous les dix ans et, dans cet entre-deux, il y a le chaos. Guérir le mal par le mal. C'est avec le discours des morts que Faolan se rend compte de la supercherie qu'il a opéré avec lui-même : il était seul, sans Torok, depuis tout ce temps ; ce n'était pas Torok qui lui parlait mais ce second Faolan à l'image de Torok qui se terrait en lui depuis une décennie, qu'il gardait bien au chaud. Il est le seul responsable de la mort de Quetzal, Pelax, Chicos. Il s'est inventé un calamar grotesque et des jaguars invisibles pour expliquer les faits et dissimuler ses actes. Un voile d'hallucination planait constamment sur lui au moment où la course à la Quête débuta. Forcément, une fois que tout est limpide, que tout est justifié, je suis parvenue à pardonner à Aurélie Wellenstein d'avoir osé songer qu'elle baclait son histoire. Il ne s'agissait que de l'esprit rendu fou de Faolan. L'île, le Dieu-Oiseau, le banquet, Torok, tous ont, par le chaos de leur culte, participé à la naissance d'un monstre sanguinaire.

Aussi, quand Faolan décide de partir sur les traces de ses ancêtres en quittant l'île, de ne pas perpétuer le banquet, d'abandonner cette île pernicieuse, pour trouver sa liberté, je n'ai pas été déçue. Détruit psychologiquement, moralement et physiquement, ayant enduré des années de torture, de viol, une fois conscient de ce qu'il laissait macérer au fond de lui et qui, une fois libéré, n'a été que le reflet exact de ce qu'il répugnait, Faolan n'avait que deux solutions (à mon avis) : se tuer ou partir. La lucidité de sa seconde personnalité ne lui permettait pas de perpétuer le traumatisme de son enfance. Il n'en avait plus envie -nuance dû à sa lucidité. Pris de folie meurtrière en défonçant le père de Torok, en le trainant par les cheveux (je vous épargne les détails sanglants de la cervelle gluante restée accrochée) jusqu'à l'autel pour le sacrifier à Mahoké, à ce faux Dieu que les gens de l'île ont imaginé durant cinq siècle pour justifier leur barbarie, justifier le cannibalisme quand le reste de l'année ils ne peuvent rien manger en raison de la pauvreté extrême de l'île, la pauvreté des récoltes. En vérité, le banquet est le seul moment où ces hommes, ces femmes et ces enfants peuvent "manger de la viande". Les Temps Difficiles sont le lapse entre deux banquets. Pour revenir au destin de Faolan -qui n'en a pas, il en a rêvé et se l'est imaginé par l'intermédiaire de ses hallucinations-, à ce qu'il a décidé d'entreprendre en prenant le bateau et les trois chiens, et de partir sur la terre de ses ancêtres étrangers, est une fin sobre, classique. Faolan escomptait la liberté : celle-ci se trouve au-delà de son île, au-delà de son passé, des vagues, de l'île du Dieu-Oiseau, de la Quête, du banquet. Aurélie Wellenstein aurait pu le faire mourir, cela aurait, à mon sens, été aussi tragique que ce qu'il a fait enduré aux concurrents et la liberté qu'il convoitait aurait été certes, différente, mais accessible via la mort, même si en l'état il ne lui était plus possible de croire en un "après". La mort aurait mis fin à son histoire, là, en le laissant naviguer vers sa nouvelle vie, on nous accorde à nous, lecteur, le bonheur de souffler et d'être soulagés de savoir que Faolan a enfin sa liberté. Cependant, reste à savoir comment il vivra ses morts, car sa personnalité bipolaire a été au coeur des tourments et de la fin de sa première vie.

Date de dernière mise à jour : 29/03/2022